De bonne heure ce mercredi 6 novembre, je prends le train pour rejoindre Chengdu, capitale de la province du Sichuan. Six heures de trajet me font traverser plus de 1 800 kilomètres mais ne m’amènent pas plus loin que le centre du pays. Je me replonge, solitaire, dans les paysages apprivoisés de la Chine. Le soleil se perd dans la pollution environnante. Entre usines et bâtiments, cultures et rizières, les contrastes continuent de ne laisser aucun espace vierge. Les grues élèvent des immeubles identiques par dizaines à travers toutes les provinces, des ponts monumentaux se dessinent, tandis que les paysans courbés près du sol cultivent chaque recoin de terre…
Chengdu
La région du Sichuan me promet un peu de nature et de calme. Dans la superbe auberge où je suis, je m’inscris d’abord à un cours de cuisine, excitée à l’idée d’apprendre comment réaliser les délicieux dumplings dont je ne me lasse pas. Malheureusement, nous ne sommes pas assez nombreux… la séance est annulée, pas de dumplings. Je pars alors à la découverte de la ville. Chengdu a 14 millions d’habitants, mais son centre semble pouvoir être parcouru à pieds. Cherchant à fuir les rues touristiques, reconstructions aseptisées d’une architecture ancienne comme elles se multiplient dans le pays, je vais me perdre dans les parcs, les temples, les monastères. Dans le temple taoïste de Qingyang, premier du genre que je vois, la religion est différente et l’esthétique aussi : là, les moines sont vêtus de noir, et ont de longs cheveux attachés en un chignon sur le sommet du crâne. Si l’organisation est identique à celle de la plupart des temples que j’ai visités, davantage de femmes semblent y prendre part ici, et les statues ont des allures à part. Au nord de la ville, le monastère Wenshu est quant à lui comme un immense jardin où l’on peut se balader librement, pendant que les moines jouent au ping-pong ou déambulent.


Sur la route, je traverse un parc où des maisons de thé se cachent dans chaque coin ; elles sont une tradition dans cette région. On s’y installe, choisit son thé pour une dizaine de yuan, et quelqu’un vient régulièrement remplir notre tasse d’eau chaude. J’y vois majoritairement des visages âgés, des groupes de femmes autant que des groupes d’hommes, des vieux amis attablés autour d’un jeu de cartes, concentrés sur une partie de majong, côte à côte en silence ou captivés par une vidéo sur un téléphone. Je choisis de m’installer, après ma visite, à la maison de thé du temple de Qingyang. Comme d’habitude, je suis l’attraction du moment. Les mamies près de moi s’entêtent à me raconter quelque chose que je ne comprends pas et me posent des questions dont j’ignore complètement le sens, mais mes « putcheta »,« fagua » (phonétiquement « je ne sais pas » et « France ») et mon sourire rieur semblent les satisfaire. En même temps, un homme à ma table s’applique à noyer mon thé dans de l’eau chaude chaque fois que je repose ma tasse, tandis que j’assiste au spectacle vivant d’un groupe d’amies jouant aux cartes. Plus le jeu avance, plus elles tapent fort sur la table. Sous l’œil curieux et concentré d’un grand homme aux traits creusés debout derrière l’une d’elles (un mari peut-être ?), leurs gestes s’amplifient, leurs voix s’accentuent… Je pourrais passer des journées entières assise ainsi dans un coin, plongée dans les instants paisibles de ces retraités, du thé et de l’eau chaude pour seuls compagnons…


Leshan
Le lendemain matin cependant, je pars en excursion pour Leshan puis le mont Emei, prête à rencontrer un très grand bonhomme et de nombreuses marches. Jay, un anglais de mon auberge ayant le même programme, et Franck et Chris, britannique et américain venus enseigner l’anglais en Chine pour un an et rencontrés à la sortie de la gare, sont mes compagnons. Nous prenons le bus ensemble et arrivons à l’entrée du site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, gorgé de touristes. Au fil des marches que nous montons, des statues sculptées dans la roche se révèlent, au milieu des feuillages. Une dizaine de minutes plus tard et le voilà : l’immense visage d’un bouddha de 71 mètres de haut et âgé de 1300 ans apparaît. Le Grand Bouddha de Leshan est assis paisiblement, mains sur les genoux, le regard fixé sur un fleuve embrumé et une ville polluée. Un infime sourire semble d’abord dessinait ses traits mais, alors que je m’approche de lui, son expression diffère et se teinte d’un air désolé… Le plus grand Bouddha sculpté du monde a-t-il toujours eu ces yeux un peu mélancoliques et cette moue attristée ? Ou son visage s’est-il transformé en même temps que le paysage alentour s’industrialisait ? Alors que les bateaux de touristes défilent à la queue leu leu pour le photographier et que les tours de béton sur la rive opposée transpercent la brume, je tente d’imaginer ce qui pouvait lui faire face au VIIIe siècle, quand il apparaissait dans la roche. Je me sens bien petite, à ses pieds plus hauts que moi…



Nous partons ensuite déjeuner dans le centre de Leshan, dans une rue où les restaurants sont par dizaines et où aucun mot d’anglais n’apparaît. Nous nous laissons guider par Chris, qui vit a Chengdu depuis près d’un an et connaît bien les spécialités du Sichuan. Il commande des plats dont l’image n’a rien d’appétissant mais qui se révèlent pleins de saveurs et de textures originales : à côté de nouilles et de petits sandwichs au porc ou au bœuf, cacahuètes, tofu, légumes se mélangent dans une sorte de grosse poupoute dont je ne me souviens plus le nom, mais qui est une agréable surprise. J’essaie de ne pas prêter attention au feu que les épices éveillent dans ma bouche et de savourer au mieux… Le Sichuan est connu pour sa cuisine et pour son poivre, bien particulier : dans mon cas, il ne brûle pas seulement les lèvres mais bien l’intérieur du corps, de la gorge au nez et même aux oreilles. Mes repas ne sont pas toujours de tout repos, mais l’espèce de flubber translucide que nous mangeons en dessert apaise mon supplice et, si la texture est très étrange, le goût sucré n’est pas désagréable. Il est plus de quinze heures quand nous finissons de déjeuner, et nous partons enfin pour Emeishan.

Mont Emei
Le mont Emei est l’une des quatre montagnes sacrées du bouddhisme chinois, et c’est à son sommet qu’a été érigé le premier temple bouddhiste du pays. Aujourd’hui, son ascension est rendue plus facile grâce au balisement de 60 000 marches entre les temples et monastères disséminés sur la montagne. Mon idée première est de faire une partie de l’ascension et la descente complète à pieds, mais nous tardons à sortir de table à Leshan et j’arrive trop tard à Emeishan pour prendre le dernier bus pouvant m’amener à un peu plus de 1000 mètres d’altitude, où je pensais passer une première nuit dans un temple. Je partirai donc le samedi matin de bonne heure pour le sommet, en bus puis en funiculaire, et descendrai ensuite le mont sacré à pieds, en un jour et demi. Après l’agitation des villes, des gares et des trains, j’entends faire de mon passage au mont Emei une bulle à part, à la recherche d’une Chine plus calme. Ainsi, dès le vendredi soir, si les garçons choisissent une auberge de jeunesse dans Emeishan, j’ai lu qu’un monastère pouvait accueillir des voyageurs aux pieds du mont Emei et j’ai bien l’intention de m’y rendre.
J’arrive vers 17h au monastère Baoguo. À l’entrée, je demande s’il est possible d’avoir un lit. Ou du moins, je tente de demander : personne ne parle anglais. Le geste du sommeil est cependant universel, et lorsque mes interlocuteurs comprennent ce que je souhaite, un sourire étonné apparaît sur leur visage. On m’envoie de coin en coin, de moine en moine, pour m’indiquer finalement le religieux qui a un traducteur sur son téléphone. Rieur, il m’amène à celui qui est peut-être son supérieur et me demande 50 yuans. Je m’acquitte de la somme et suit le moine traducteur, dans sa longue tenue grise, jusqu’à ma chambre. Dans la lumière paisible d’un soleil couchant et d’une atmosphère brumeuse, nous traversons des pièces encensées, une salle de prière, un petit jardin de bonsais. C’est irréel. Je m’installe et, après qu’il m’a demandé si nous pouvions communiquer par We Chat pour plus de facilité, mon hôte se présente, me souhaite la bienvenue et m’emmène jusqu’à la salle de restauration. Au milieu des moines, étudiants, quelques vieux et deux femmes, je suis la seule Européenne et je déguste mon riz et mes légumes avec émerveillement. Un jeune homme dépose sur ma table deux clémentines en me souriant. Je discute plus tard près d’une heure grâce à We Chat avec maître Faquin, assis à côté de moi. Il veut connaître les raisons de mon voyage, comprendre pourquoi je suis seule, savoir ce que je pense de la Chine et, surtout, si je soigne correctement mon rhume ! Le traducteur instantané a du bon… cette conversation est aussi surréaliste qu’intéressante et je regrette de ne pouvoir échanger de vive voix avec mon interlocuteur ; j’aurais mille questions à lui poser, son rôle dans le monastère, sa culture, son histoire, son parcours… mais une grande journée m’attend le lendemain et je pars me coucher, malade mais souriante.


Un peu avant 6 heures du matin et le lever du soleil, j’entends le chant des moines et le son des gongs. Ce bruit qui pourrait me réveiller et me faire sortir du lit est finalement comme une berceuse et me borde un peu plus dans mon sommeil. Je ne me lève que vers 7 heures, pars acheter mes tickets de bus et funiculaire et, à 8 heures, j’entame l’ascension du mont Emei. Peu avant l’issue des deux heures de bus, la mamie à mes côtés que je croyais en train de cracher dans un sac en plastique vomit en fait un liquide orange fluo… je bénis mon nez bouché. Je gravis quelques marches, prends le funiculaire entassée avec 99 autres personnes, monte encore un peu et j’atteins enfin le « Golden Summit ». Le Bouddha d’or aux quatre faces et dix directions m’apparaît alors, qui surplombe le site a plus de 3000 mètres d’altitude. Ce jour-là, il transperce plutôt le brouillard : là où devraient apparaître du vide abrupt et un environnement à couper le souffle sur les vallées environnantes, il n’y a que brume et blancheur épaisses.



Le paysage réputé extraordinaire du mont Emei reste un mystère pour moi : la météo n’évolue pas de la descente, et je reste plongée dans une atmosphère nébuleuse tout le week-end. À défaut de me perdre dans l’immensité des panoramas, je m’attarde donc sur les arbres, les troncs qui ne se noient pas dans le brouillard, les personnes que je croise. Le défilé est varié : au sommet, des groupes entiers descendent du funiculaire en tenue de randonnée extrême alors que je croise le lendemain des femmes faire l’ascension en jupe et bottes à talons ; aux pieds de l’immense statue recouverte d’or, à côté des inconditionnels du selfie, un groupe de pèlerins acheve une procession éprouvante, s’agenouillant et se relevant tous les trois pas ; sur le chemin, au milieu des 60 000 marches, des locaux portent des barres métalliques longues de plusieurs mètres, des panneaux pour quelque construction en cours, des paniers remplis de provision, tandis qu’au sommet toujours, des jeunes gens paient les services de porteurs de chaises à la sortie du bus. Comme partout ailleurs en Chine, les paradoxes sont surprenants.




Après six heures de marche(s !), j’atteins le temple Hong Chun Ping avec soulagement alors que la nuit commence à tomber. Transpirante, trempée par la pluie, les cuisses bien échauffées, je réalise qu’il est aussi paradoxal d’avoir atteint si facilement le sommet du mont sacré, sans autre effort physique que de supporter le monde des transports, mais de peiner pour retourner à la gare. Cependant, cette expérience m’offre deux jours très précieux loin du monde, du bruit, de la foule. Être immergée dans la vie d’un monastère, entrer seule dans un temple à 2 000 mètres d’altitude, croiser le regard étonné et plein de gentillesse des locaux… cela n’a pas de prix. Sauf, peut-être, celui de la douleur dans les cuisses et les mollets à mon retour à Chengdu et du massage supplémentaire que je m’offre comme récompense !

Pour mon dernier jour à Chengdu, je décide de me rendre au centre de reproduction des pandas géants dont j’ai tant entendu parler. Face à des centaines de téléphones rivés sur elles, les grosses peluches passent tranquillement leurs journées à dormir et grignoter du bambou, pendant que des vétérinaires et scientifiques s’assurent de leur bonne préservation. Le lieu est comme un grand parc d’attraction où l’on va d’espèce en espèce, à la recherche d’une scène toujours plus mignonne…



Déjà, il est temps de refermer mon sac et de quitter le Sichuan : j’emporte avec moi de belles rencontres, des expériences uniques, un apaisement infini auquel il me suffira simplement de penser pour m’y replonger à tout moment. La région du Yunnan m’attend.
Que c’est chouette de te lire … je voyage avec toi 😃🙏🏻 Merci belle continuation bises
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